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Histoire de refuge (Le Bonhomme)

Histoire et anecdotes

mercredi 2 mai 2007


D’hier ...

Un jour d’été, dans le début des années soixante-dix, parcourant le tour du Mont-Blanc, je m’arrêtais près du grand cairn de la Croix du Bonhomme.

Nous étions trois randonneurs « à l’ancienne », avec nos gros sacs pleins de l’indispensable et du superflu, aussi lourds à la vue qu’aux épaules, mais conformes aux idées de ce temps. Après une brève halte auprès de cette borne, nous filons directement au col des Fours, puis vers l’Italie, sans rencontrer âme qui vive, savourant cette solitude qui, aujourd’hui n’est plus qu’un souvenir.

Malgré la brièveté de cette halte, nous aperçûmes au-dessous de nous, dans l’ensellement du col, assis sur la pelouse alpine bien rasée, solitaire et têtu sous les assauts du vent, le refuge du Touring-Club de France, haussant avec rudesse ses murs de pierres à moitié arasés. Depuis 1922, en plein cœur des Alpes, au croisement du GR 5 Hollande - Méditerranée et de l’itinéraire du tour du Mont-Blanc, à 2433 mètres, il accueille, avec un confort remarquable pour l’époque, des randonneurs de toutes nationalités. Puis la guerre et la malignité des hommes s’acharnèrent sur lui. Les rigueurs du climat, les dures conditions de l’altitude, l’isolement du site s’allièrent aux vandales pour amorcer sa décadence. Mais en 1965 un stage de scouts franco-allemands l’avait sauvé d’une ruine définitive, dans le cadre de l’opération SOS Bonhomme. Puis le TCF le restaura sommairement. L’ouverture officielle fut célébrée en 1968 pour l’inauguration de la salle à manger.

Je n’imaginais pas à l’époque, qu’une décennie plus tard avec Georges, Charles et Coco nous attaquerions le grand nettoyage de ces lieux dont il ne restait dans mon souvenir qu’une vision de toiture très « TCF ». En effet, j’avais appris fin 82, que le CAF d’Albertville cherchait un gardien pour ce refuge de la Croix du Bonhomme laissé ouvert à tous vents pendant cette année-là, et en passe de redevenir une ruine. Je tentais ma chance, quittant le domaine de la mer et des bateaux ou j’avais exercé mon premier métier dans la marine marchande. Il faut dire que le granite du Mont-Blanc m’avait déjà souvent fait délaisser celui de la côte d’Emeraude, et que l’idée de travailler en montagne me trottait dans la tête depuis un moment.

Nous trouvons le bâtiment dans un piteux état et une misère extrême, avec ses vitres cassées et ses pièces envahies par la neige. Au fil des heures nous constatons les dégâts : tuyauteries éclatées, poêle cassé, couvertures et matelas pourris, mobilier et vaisselle disparus ou brisés, vision décourageante, impression d’impuissance, la toiture prend l’eau mais n’est pas trop délabrée. Curieusement, les lambris, les escaliers intérieurs ont encore belle allure et ont conservé une belle patine. Nous découvrons aussi des graffitis gravés par les FFI qui ont signé leur passage dans ce refuge qu’on pouvait croire à l’abri des conflits. Je suis sûr qu’aucun de nous, présent ces jours-là n’a oublié ces images-choc, un tel délabrement, une décrépitude aussi complète après une seule année d’abandon.

Puis l’aventure commence après le réaménagement complet du refuge. Nous commençons avec une équipe de trois gardiens. Pas de publicité, pas de réservations, pas de téléphone, on se débrouille au jour le jour. Et il y a déjà du monde, le chemin est très fréquenté, les randonneurs s’arrêtent surpris de découvrir ce vieux refuge ouvert. On improvise. Au fil des années on gagne de la place partout où c’est possible. On enlève même les portes des dortoirs - gain de place oblige - pour les remplacer par des tentures anti-courant d’air. Pour faire face aux besoins et coucher tous les arrivants on ira jusqu’à aménager la réserve du rez-de-chaussée pourtant bien humide en dortoir, qu’un usager baptisera : le nordique.

Dans les pics de fréquentation, quand le mauvais temps s’installe ou qu’éclatent les orages de fin de journée, le refuge est bondé et l’ambiance est plutôt humide. Le linge sèche sur le moindre étendage. Et ne parlons pas de normes de sécurité que personne n’évoque d’ailleurs. Dans l’ensemble les usagers subissent cette rusticité et cet inconfort avec bonhommie et facilité, souvent amusés voire compatissants de nous voir travailler dans des locaux aussi rudimentaires et des conditions aussi spartiates. La cuisine est sombre avec une seule petite fenêtre côté nord. Mais elle permet à Coco, pâtissier d’altitude, d’y préparer des gâteaux maison dont il n’est pas peu fier, et dont l’apparition sur les tables est saluée avec satisfaction.

Bien sûr la promiscuité, le bruit ambiant incommodent ceux qui ont le sommeil léger. Tel ce gaillard qui descendit un soir, furibond, dans la salle à manger pour apostropher un ami musicien et aussi chanteur : « Toi, le gonze (sic) qui joue de l’accordéon, tu t’écrases ! Et celui qui chante, aussi ! » K.-O. le musicien !

La fréquentation augmente d’année en année. Il faut agir. Un jour on me promet un refuge neuf. Ce qui sera fait. Le projet de reconstruction prend forme et se précise jusqu’au jour où, incrédules, non sans mal et en trois jours nous voyons monter une pelleteuse à chenilles qui donnera le coup d’envoi du chantier en juillet 1990. Les travaux sont de grande envergure et, en accord avec André, nous resterons ouvert pendant tout le chantier. Nous assurons avec nos moyens l’hébergement et la restauration des randonneurs de passage, et des ouvriers qui le désirent.

Puis les maçons construisent en une journée leur cabane pouvant héberger huit ouvriers. Elle prit feu une froide nuit et l’incendie fut éteint grâce au sang froid du contremaitre surnommé Tip-Top, qui dormait avec son équipe. C’étaient des Turcs qui, d’après Tip-Top, ne savaient même pas utiliser un extincteur. Entre le chef, qui avait toujours raison, et les Turcs qui n’avaient jamais tort, l’ambiance était tendue. Aux premiers flocons de neige ils désertèrent le chantier.

La salle à manger ayant été rasée à coups de pelleteuse, nous avions imaginé la remplacer provisoirement par une tente marabout. Elle fut très provisoire, car avant même d’être utilisée, elle fut ratatinée en quelques secondes par l’hélico du chantier qui la survola de trop près. De toute façon, une tente c’est dangereux pour un hélico, et le pilote avait peut être voulu nous montrer qu’il valait mieux éliminer cet appendice. Malgré quelques erreurs et autres gaffes, la construction fut rondement menée, et le gros œuvre achevé juste à temps pour permettre à tout le monde de plier bagages, sans oublier les machines et la grue qui ne pouvaient hiverner là-haut. Quel souci cette grue les nuits de grand vent ! L’été suivant tous les corps de métier du bâtiment montèrent pour réaliser les aménagements intérieurs. Nous vivions dans une véritable ruche dans laquelle nous pratiquions une sorte d’hébergement tournant, en fonction des aménagements des pièces. Trois mille personnes dormirent dans le chantier 91. Une étape qui doit rester dans leur mémoire. Ainsi donc nous passons après une période de travaux épiques (oh ! le sourcier) de l’ancien vétuste au moderne confortable.

...à aujourd’hui.

Mais les randonneurs n’ont pas tellement changé et ne nous ont pas accablés d’exigences citadines, comme nous le craignions. Quelques heures de montée à pied, que l’ont soit ministre ou simple citoyen, ont des vertus civilisatrices semble-t-il. La conception de l’actuel refuge est écologique puisque, à part le gaz pour la cuisine et le four à pain (une trouvaille d’André qui résout son approvisionnement) tout est solaire : eau chaude, éclairage, électricité, ainsi que la mise hors-gel de la dalle l’hiver. Un complément d’énergie électrique est apporté l’été par une petite éolienne. Le site est bien exposé aux vents qui ne demandent qu’à travailler. D’ailleurs le refuge a été calculé pour résister à des rafales de trois cents kilomètres à l’heure, ce n’est pas par hasard. Aucune nuisance sonore car nous n’avons pas de groupe électrogène, sauf en cas de travaux exceptionnels et l’éolienne est suffisamment éloignée du refuge. Tant mieux, nous habitons là-haut pendant trois mois.

Photo A.Croibier

L’hélico n’est utilisé qu’aux premier et dernier jours de gardiennage pour l’approvisionnement en vivres, bois et gaz, et pour évacuer les poubelles spécifiques, verres et métaux. Nous portons allègrement nos charges tout l’été ; à tour de rôle, au milieu des randonneurs qui nous encouragent et nous questionnent : « Combien de kilos ? Quels produits ? Quelle fréquence ? » Pas plus d’une fois par jour, que du frais et des charges raisonnables, adaptées, de vingt à quarante kilos. Parfois nous empruntons les bêtes aux grandes oreilles de Pierre-Michel, le berger de la Raja. Toute la famille monte, ânesse et ânons. Rassemblement automatique quand le mâle (entier) brait, tout le monde arrive.

Tel un navire face au large, le refuge sommeille paisiblement durant le long hiver, accueillant quelques skieurs qui trouvent là un refuge très agréable, qu’ils laissent généralement propre. Puis arrive le grand tourbillon de l’été. La Croix du Bonhomme est à la croisée des chemins ; nous accueillons et hébergeons des voyageurs dont certains sont en route pour plusieurs semaines de marche. Nous les restaurons, les conseillons. Ils sont de tous âges, en groupes, accompagnés, solitaires, suréquipés, parfois sous-équipés. Toutes sortes de gens, de tous pays.

Il est certain que l’approche du Mont-Blanc par les sentiers, comme la traversée des Alpes exercent un attrait toujours très fort. Pendant le mois de juillet nous voyons une majorité d’étrangers en provenance de l’Europe du nord et de l’ouest. Les Japonais découvrent le tour du Mont-Blanc tandis qu’il y a assez peu d’Américains du Nord qui dorment au refuge. Ceci en raison de leur goût prononcé pour un confort accru qui les condamne à passer la nuit dans les hôtels de la vallée au soir de chaque étape. Ils y retrouvent le véhicule qui transporte leurs bagages. Certains récupèrent leur ordinateur tous les soirs. Mais ils ne verront jamais un vrai lever de soleil en montagne.

D’autres, un peu moins dépendants du confort, ont choisi de faire porter leurs sacs par des mulets et peuvent ainsi faire étape là ou ils le souhaitent. Chez nous les mulets ont leurs places. Nous leur avons scellé des anneaux d’attache, pour éviter qu’en liberté, ils ne rongent d’un appétit féroce, volets tables et bancs en bois. La plupart de tous ces randonneurs semblent gouter un bonheur simple très éloigné de leur quotidien.

Les plus pittoresques sont souvent des solitaires, comme cette Jeanne, petite mais immense baroudeuse, de retour de cinq années de marche et tribulations à travers toute l’Afrique. Déposée par un avion à Roissy elle se refaisait une santé en redescendant chez elle, dans les Pyrénées, en passant bien sur par les Alpes avec un sac à dos aussi usé que ses chaussures et pour tout bagage, à vrai dire, un moral d’acier. Ou bien ce pèlerin anonyme qui marchait, d’un pas rapide, sans discontinuer lui aussi depuis cinq ans. Il arriva en chantant, resta une demi-heure, nous raconta brièvement son histoire, sortit un papier signé d’un évêque, son viatique de pèlerin de la paix ; Il était en route pour le Portugal et Fatima, venait de Jérusalem mais avait fait un petit crochet par le Cap Nord, pour l’équinoxe. C’était à l’ouverture du refuge, en juin, il y a quelques années. Nous remontâmes à la source creuser la neige pour brancher l’eau. Il avait déjà disparu.

Tristan Guyon